DROITS D’AUTEUR : LA NOTION ORIGINALITÉ D’UNE BASE DE DONNÉES

« De la plus humble à la plus haute, la création porte témoignage d’un créateur

André SUAREZ, Voyage du Condottiere (1932)

Dans un précédent article publié sur ce site, nous avions résumé les  critères d’appréciation de la notion d’originalité à propos de diverses créations. Nous souhaitons à propos nous arrêter de manière plus approfondie sur l’une d’entre elles : la base de données. L’occasion de répondre ainsi à quelques demandes d’informations  de consœurs, confrères et clients à ce propos.  

D’emblée, il convient de préciser que les bases de données font l’objet d’une double protection :

  • Une protection dite « sui generis » qui vise à protéger le « contenu » d’ une base de données, en dépit de son éventuelle absence d’originalité. Nous n’aborderons pas ici ce droit qui confère au producteur d’une base de données le droit de voir protégé l’investissement substantiel qu’il a fait et non l’acte de création. Ce contenu est protégé  par une Directive européenne du 11 mars 1996 96/9/CE (Chapitre 3, articles 7 à 11),  transposée en droit belge le 31 aout 1998 et qui est repris au Titre  7 du Livre XI du Code de droit économique. Par ce droit sui generis, c’est l’effort et l’énergie déployés qui font l’objet de la protection. Comme l’indique le  considérant n° 39  de la Directive européenne «   En plus de l’objectif d’assurer la protection du droit d’auteur en vertu de l’originalité du choix ou de la disposition du contenu de la base de données, la présente directive a pour objectif de protéger les fabricants de bases de données contre l’appropriation des résultats obtenus de l’investissement financier et professionnel consenti par celui qui a recherché et rassemblé le contenu, en protégeant l’ensemble ou des parties substantielles de la base de données contre certains actes commis par l’utilisateur ou par un concurrent ». L’objectif est donc protéger les investissements réalisés dans le secteur des bases de données et d’empêcher la reprise des bases de données par des concurrents.
  • Une protection par la loi sur le droit d’auteur qui vise à protéger la  structure de la base de données, si elle est originale. C’est l’architecture ou le « contenant » de la base de données qui est l’objet de cette seconde protection que nous examinons dans cette chronique.

1. DÉFINITION D’UNE BASE DE DONNÉES. Par «base de données», il faut entendre : un recueil d’œuvres, de données ou d’autres éléments indépendants, disposés de manière systématique ou méthodique et individuellement accessibles par des moyens électroniques ou d’une autre manière (article 1er de la Directive 96/9/CE). L’article  XI.186 du Titre 5 du Livre XI du Code de droit économique nous livre cette définition : « Les bases de données qui, par le choix ou la disposition des matières, constituent une création intellectuelle propre à leur auteur sont protégées comme telle par le droit d’auteur. » De telles œuvres ont pour finalité de communiquer  des informations de manière systématique ou méthodique  et individuellement  accessibles par des moyens  électroniques ou par tout autre moyen. En réalité,  la protection de telles base de données, anciennement dénommées compilations ou recueils remonte à bien avant l’entrée en vigueur de cette  Directive européenne . Ainsi, dès 1902, la Cour d’appel de Gand avait déjà considéré comme protégeable un recueil notarial (Gand 13 novembre 1902,  Les Novelles, Droits d’auteur, n° 1117). Un recueil de jurisprudence fut reconnu aussi comme œuvre de l’esprit par le tribunal  civil de Bruxelles (Civ. Bruxelles, 4 mai 1904). En France, on évoquera cette protection conférée à un compte-rendu de marchés commerciaux comprenant une classification originale des cours et quelques mots de commentaires ( Trib. Amiens, 17 juillet 1941, Dalloz, 1942, 53). Une base de données peut recenser des informations pures ou brutes (telles que des données chiffrées, des données météorologiques, etc.) ou des œuvres elles-mêmes protégées par le droit d’auteur. On songe par exemple à la célèbre Anthologie de la poésie française, compilée par le Président et homme de culture  Georges Pompidou qui avait recensé quelques textes écrits par d’éminents auteurs français. Une base de données peut dès lors donc combiner n’importe quelles informations ,  peu importe leur nature et la catégorie à laquelle elles appartiennent. Comme l’écrivait déjà Eugène Pouillet, dans son Traité théorique et pratique de la propriété littéraire (n°22) :  « Il importe peu que l’auteur ait puisé les principaux éléments, sinon tous les éléments de son travail, dans le domaine public ou dans les ouvrages de ses devanciers, la choix  de ces éléments, la méthode avec laquelle ils sont présentés, constituent incontestablement  une œuvre de l’esprit. » Ce qui importe est néanmoins que ces éléments contenus dans ces bases de données « ne soient pas liés entre eux de manière à former un total transcendant les parties » (C. Hugenholtz, De Databankrichtlijn eindeleijk aanvaard : een zeer kritisch kommentaar, p.32).

2. UN CRITÈRE ALTERNATIF ET NON CUMULATIF D’APPRÉCIATION DE LA NOTION D’ORIGINALITÉ. Que ce soit en droit européen ou en droit interne belge ou français, pour être protégée une base de données doit être originale. Cette originalité doit se révéler par le choix ou la disposition des matières. Il s’agit d’un critère alternatif. Autrefois,  ces critères de choix et de disposition  étaient cumulatifs, ce qui avait pour effet de conférer une protection aux seules œuvres représentant un apport personnel exceptionnel. Si l’on reprend notre exemple de l’Anthologie française de la poésie française, proposée par Mr Pompidou,  le choix est certes original (il exprime sa sensibilité et son indéniable culture) , mais son classement par ordre alphabétique est plus que banal et non protégeable en principe.  Divers spécialistes  s‘étaient ému de cette approche trop restrictive. Dans son Traité sur le droit d’auteur, Henri Desbois affirmait  déjà en 1979 (n°30) : «  La double exigence du choix et de la disposition parait abusive et l‘on doit considérer que la marque de la personnalité apparait par le seul choix  des matières : la sélection est en elle-même un critère d’originalité».   Avec l’entrée en vigueur de la Directive européenne, la protection des bases de données a supprimé ce critère cumulatif. Cela ne signifie pas pour autant que n’importe quel  compilation, recueil ou base de données soit éligible au régime du droit d’auteur . Seules les bases  de données qui se caractérisent pas un agencement et/une sélection orignaux sont susceptibles de protection ; Comme le résume clairement  M. Buydens, dans une étude qu’il consacra au projet de loi qui a transposé en droit belge la Directive européenne, « si une base de données se caractérise par son exhaustivité (elle contient tous les éléments relatifs à son objet, tel que par exemple les adresses de tous les boulangers de Bruxelles) et adopte un critère d’ordonnancement particulièrement logique (tel l’ordre alphabétique) et donc évident, on devra conclure à l’absence de protection par le droit d’auteur, et donc à la possibilité pour quiconque – sous réserve de ce qui sera dit ci-dessous à propos du nouveau droit sui generis – de produire et commercialiser une base identique. »

3. JURISPRUDENCE. De nombreux arrêts et jugements ont analysé diverses  bases de données à la lumière de ces critères.  Il en ressort que  ce qui  détermine l’originalité de ces œuvres sont donc la structure et l’organisation. Une simple organisation par ordre alphabétique ou chronologique ne suffit pas à caractériser l’originalité. La Cour de Cassation française, dans son arrêt  « Coprosa «  du 2 mai 1989 rappelle que la simple compilation d’informations n’est pas protégée. Pour y parvenir il faut caractériser un « apport intellectuel » de la part de l’auteur (Arrêt Coprosa, Civ. 1ère, 2 mai 1989). Une  base de données ne sera jugée originale que si elle ne se limite pas à une classification banale des sujets mais si la structure de la base de données sort de l’ordinaire par le choix arbitraire et personnel des matières, par une présentation ou une combinaison inédite, par un choix libre et créatif.  Dans l’arrêt Football Dataco (C.J.U.E, 4 Octobre 2011, Football Dataco Ltd, c/ Yahoo, C-604/10) qui portait sur la réalisation d’une base de données sportive (en l’occurrence un calendrier annuel des rencontres des championnats de football), la Cour de justice de l’Union européenne a considéré que le critère d’originalité n’était pas rempli dès lors que la constitution de la base de données est dictée par des considérations techniques, des règles ou des contraintes qui ne laissent pas de place pour une liberté créative, telles les règles d’or guidant l’établissement des calendriers. Parmi ces règles d’or, il y avait le fait qu’un club ne doit jouer trois rencontres consécutives à domicile, chaque club doit jouer un nombre équivalent de matches à domicile et à l’extérieur à tout moment de la saison, etc.. On trouve aussi ce résumé de la Cour d’appel de Paris (Arrêt du 18 juin 2003, Comm. com. electr. 2004, comm.37, note Charon) : « L’originalité ne saurait être caractérisée par la simple mise en œuvre d’une logique automatique et contraignante  dans la conception et l’écriture d’une telle base ».

4. L’INDIFFERENCE DU MERITE OU DE L’EFFORT. Indépendamment du fait qu’un droit sui generis protège le travail de création et les moyens mis en œuvre , il faut préciser que les efforts intellectuels et le savoir-faire ne sont pas à prendre en considération pour apprécier si une base de données est ou non originale. On ne peut arguer du mérite pour prétendre à la protection du droit d’auteur. Comme l’écrit Christophe Caron dans son Manuel des droits d’auteur (page 92) , « La création de toute une vie équivaut celle réalisée en quelques minutes » (Manuel des droits d’auteur, 2015 ; éd. Lexis Nexis, page 92).  Cette règle  qui semble ne réserver protection et légitimité  qu’aux seuls « artistes  géniaux ou originaux» et se fait juge de ce qu’est une œuvre de l’esprit, est sévère, et mériterait d’être nuancée, nous semble-il. Elle fut d’ailleurs dénoncée, en son temps par un auteur pourtant admirable et dont l’originalité peut difficilement être contestée, Antoine de Saint-Exupéry (dans son livre « Citadelle ») qui écrivait : « Et je te le dis les œuvres naissent autant de ceux-là qui manquent leur geste que de ceux-là qui les réussissent, car tu ne  peux partager l’homme. Et si tu sauves seuls les grands sculpteurs , tu seras privé de grands sculpteurs. Le grand sculpteur nait du terreau des mauvais sculpteurs. Ils lui servent d’escalier et l’élèvent (…) N’invente point d’empire où tout soit parfait.  Car le bon goût est vertu de gardiens de musée. Et si tu méprises le mauvais goût, tu n’auras ni peinture, ni danse, ni palais, ni jardins. » Cette ode inattendue et formidable au mérite, au travail tantôt maladroit tantôt laborieux, pourrait aussi s’appliquer aujourd’hui aux œuvres de l’esprit telle que les œuvres informationnelles, de l’art appliqué ou de compilation. Il conviendrait de ne pas les exclure.

5. CONCLUSION : LE CRITERE DE LIBERTE DANS SES CHOIX.  Une  base de données ne sera jugée originale que si elle ne se limite pas à une classification banale des sujets mais si la structure de la base de données sort de l’ordinaire par le choix arbitraire et personnel des matières, par une présentation ou une combinaison inédite, par un choix libre et créatif. Comme le souligne, Alain Berenboom,  une banque de donnée peut être  protégée si elle est une œuvre originale marquée de l’empreinte de l’empreinte de la personnalité des auteurs. , (A. Berenboom, « Le nouveau droit d’auteur et les droits voisins, 2ème édition’ , p 229). Il nous parait qu’en ce domaine,  l’une des conditions les plus déterminantes est celle du libre choix de l’auteur dans sa création. Le critère essentiel pour caractériser l’originalité est en effet le « choix arbitraire original de l’auteur ». On retrouve ce point de vue  dans divers arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne qui  juge originale « toute création, forcément nouvelle, qui exprime la personnalité de son auteur à travers des choix qui lui sont propres ». Une œuvre se doit de  porter la marque de l’apport intellectuel et être libre de contraintes techniques de celui qui l’a conçu. En ce sens, dès l’instant où seul compte  ce critère de l’originalité, il importe peu de savoir si le choix ou la structure  d’une base de données constitue ou non une œuvre de l’esprit protégeable. Ce critère du choix arbitraire et donc de la liberté de l’auteur dans la création nous parait supérieur, même s’il peut compléter ou se combiner avec le critère alternatif ci-avant exposé.

Il faut en quelque sorte que l’âme, la sensibilité et la présence de l’auteur se reflètent dans l’œuvre créée. Au fond, Gustave Flaubert,  résumant son roman  Madame Bovary à l’une de ses lectrices admiratrices (et sans doute maitresse) , ne dit rien d’autre lorsqu’il s’exprime en ces termes : « L’artiste doit être dans son œuvre, comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout , mais qu’on ne le voie pas. ».

Qu’il s’agisse d’une sculpture,  d’un logiciel, d’une base de données, ou de toute autre œuvre de l’esprit, ne doit-on pas sentir son auteur, découvrir ou retrouver sa  personnalité, imaginer son cheminement pour permettre à cette  de pénétrer dans le cercle fermé et admirable des créations méritant d’être protégées ?  N’est-ce pas cela  précisément l’empreinte d’une personnalité ?

Ce contenu a été publié dans Actualités, Articles. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Les commentaires sont fermés.