Ne déplaçons pas le curseur !

Quelle est loin l’époque bénie où les lois étaient simples, peu nombreuses et où l’on pouvait évoluer sous l’empire de la  jurisprudence « Brepols ». Une époque où le contribuable était présumé de bonne foi. Nous étions en 1962.

Jadis, il suffisait, sans violer aucune loi d’accomplir des actes juridiques dont on acceptait pleinement les conséquences juridiques, même si la forme donnée à ces actes n’était pas des plus normales et si ces actes pouvaient aboutir à réduire la charge fiscale.

Depuis lors, beaucoup d’eau (pas toujours très claire…)  a coulé sous les ponts  et les différents ajouts apportés à notre arsenal législatif ont peu à peu à forgé l’image d’un contribuable présumé coupable sur le plan fiscal.  Cette théorie du soupçon s’est fortement développée  ces dernières années et se trouve encore renforcé par les mesures fiscales en cours d’élaboration.

A celui qui doute encore de ce regrettable glissement, les exemples qui suivent devraient suffire à le convaincre.

Il faut tout d’abord évoquer les multiples présomptions d’évasion fiscale que l’on retrouve un peu partout dans  notre code fiscal, avec un renversement de la charge de la preuve (citons notamment les articles 54, 79, 207, 344 §2 et plus récemment, 198,10° du CIR), ou encore les fictions juridiques (assimilation d’intérêts en dividendes ou de loyers en revenus professionnelles, etc. ), ces deux techniques législatives traduisant une évidente méfiance vis-à-vis de  « procédés » mis en place par le contribuable ou son conseil.

Le législateur n’a pas manqué aussi de prévoir des mesures fiscales visant à décourager des opérations qui semblaient jadis normales (fixation d’un taux distinct de 33 sur les plus plus-values de cessation pour freiner le passage en société, limitation de la récupération des pertes en cas de restructurations de sociétés,  etc.).

L’entrée de la théorie de la réalité économique dans la sphère fiscale (amorcée par la jurisprudence Au Vieux Saint Martin) n’est aujourd’hui plus contestée et se manifeste dans de nombreuses dispositions fiscales (on sait, par exemple, en matière de fusions, de scission ou de changement de contrôle, que des « motifs économique valables » doive être invoqués par la société) et dans la plupart des décision du SDA Finances qui conditionnent l’octroi d’une décision favorable à des objectifs économique ou financiers clairs.

Le nouvel article 344 §1er du CIR  (abus fiscal)  est un nouveau coup de canif à la liberté conventionnelle  et ne vise qu’à  sonder les intentions (a priori suspectes) du contribuable. L’incompatibilité avec les objectifs de la législation fiscale doit être comprise à la lumière du concept de « construction purement artificielle ».  Il y a une « construction purement artificielle » lorsque l’opération ne poursuit pas les objectifs économiques que sous-tend la législation fiscale ou est sans rapport avec la réalité économique. La brèche est ouverte aux contrôles  « d’opportunité » effectués par l’administration.

 

 

 

 

Le contribuable ou son conseiller, dont chaque opération se voit à présent frappée du sceau de la suspicion, se voit en outre confronté à une inflation normative qui ne peut que le déstabiliser d’avantage. La loi programme du 27 décembre 2012 réformant notamment  la fiscalité mobilière nous en offre l’une des plus criantes illustrations. Les soubresauts législatifs répétés ne peuvent que contribuer à forger l’image d’une législation mobilière belge chaotique et d’une extraordinaire volatilité. Comme l’a rappelé encore récemment la Cour de justice européenne, les exigences de sécurité juridique impliquent que les règles soient claires, précises et prévisibles dans leurs effets[1]. Or, cette deuxième refonte de la fiscalité mobilière en moins d’un an, cette quatrième loi-programme (après la loi-programme du 28 décembre 2011, et celles du 29 mars 2012 et du 22 juin 2012 qui ont apporté divers correctifs à la loi du 28 décembre 2011) est loin de favoriser la sécurité juridique que tout investisseur serait en droit d’espérer.

Dans ce contexte peu rassurant, les professionnels du chiffre doivent osciller entre leur rôle citoyen de gardien de la correcte application des lois fiscales (ce que d’ailleurs leur impose leur déontologie professionnelle) et leur mission d’assistance de leurs clients en vue de leur éviter des charges fiscales inutiles.

Mais le fardeau qui pèse sur leurs épaules est devenu aujourd’hui bien trop lourd.

On ne peut tout d’abord que s’inquiéter de la hausse récente et brutale des amendes TVA, parfois infligées pour des infractions parfois mineures. De telles amendes heurtent le princier de proportionnalité et  s’apparente à une forme de taxation dérivée. Frappant d’abord le contribuable, elles  sont bien souvent répercutées sur le professionnel du chiffre qui en est tenu pour responsable.

Ensuite, il faut dénoncer ce mouvement  de pensée, parfois véhiculé par des élus mal informés, consistant à assimiler le professionnel du chiffre à un «  complice » de la fraude. Ce postulat est inadmissible. Rappelons que les experts comptables, comptables et conseil fiscaux agréés sont soumis  à une déontologie stricte et l’u de leurs premiers devoirs est guider leurs clients à travers les méandres d’une fiscalité chaque jour plus complexe. Cette mission mérite avant tout  respect et non méfiance.

Même si elle a fait du chemin dans certains milieux politiques, nous opposons un ferme démenti à l’affirmation  selon laquelle la fraude fiscale ne serait pas possible sans le concours de spécialistes à l’origine de conseils sur mesure, enfermant dans un même et rapide amalgame la recherche de la voie la moins imposée et la fraude fiscale.

Faut-il aussi rappeler que, dans le combat contre la fraude auquel on veut aujourd’hui impliquer les professionnels du chiffre, ces derniers  ne disposent d’aucune des prérogatives d’enquête publique des fonctionnaires fiscaux. C’est au fisc et à lui seul à effectuer les investigations nécessaires,

D’ailleurs, comment pourrait il en être autrement car la fraude se si situe bien souvent hors du champ du « visible », loin des « écrits »  dont se sert  l’expert comptable ou le comptable pour accomplir ses obligations légales.  Peut-on reprocher à ce dernier « le noir » fait par son client, l’usage de faux commis alors qu’il ne pouvait  en avoir connaissance ?

 

 

 

 

A l’heure où l’on souhaite renforcer la pénalisation de l’infraction de faux fiscal (un nouveau projet de loi vise à modifier l’article 405 du CIR), il est bon de rappeler que la jurisprudence a toujours considéré  qu’un conseiller ne peut  pas être considéré comme complice ou co-auteur d’une fraude fiscale du simple fait qu’il aurait dû connaître le but frauduleux. Sa connaissance doit avoir été « effective » et ne peut être présumée.

 

Est-il réaliste  pour un professionnel du chiffre d’exiger de son client qu’il justifie la réalité factures qu’il lui présente, qu’il démontre le caractère professionnel de chaque dépense encourue, qu’il prouve qu’aucune revenu n’est dissimule, qu’il n’est pas à l’initiative d’un carrousel TVA ?  Il est absurde de transformer un professionnel du chiffre en traqueur permanent de la fraude. C’est à l’autorité publique qu’il incombe d’effectuer les contrôles en ce sens, au moyen des pouvoirs d’investigation et de contrainte qui lui sont propres.

Dans le sillage de cette « tendance lourde », un récent projet de loi portant des dispositions urgentes en matière de lutte contre la fraude mérite  a retenu toute notre attention.  Comme l’on sait, les professionnels du chiffre participent au dispositif préventif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Parmi les obligations qui découlent ainsi des dispositions de la loi du 11 janvier 1993,  l’article 28 règle la question de l’information de la CTIF, plus particulièrement dans le cadre de la fraude fiscale grave et organisée. Dans  ce cadre,  la « fraude fiscale grave et organisée » est « celle qui consiste en un évitement ou un remboursement illicite d’impôts, réalisé à l’appui d’un faux en écriture, commise en exécution d’un montage initié à cette fin, comportant une succession de transactions et/ou l’intervention d’un ou plusieurs intermédiaires, ainsi que le recours, au plan national ou international, à des mécanismes de simulation ou de dissimulation, notamment des structures sociétaires ou des constructions juridiques ».

Que prévoit actuellement le projet de loi portant des dispositions urgentes en matière de lutte contre la fraude ? Il est prévu le remplacement à l’article 28 de la LAB  de la notion de « fraude fiscale grave et organisée qui met en œuvre des mécanismes complexes  ou qui use de procédés particulièrement complexes »  par celle de fraude fiscale grave, organisée ou non et  l’inclusion de cette nouvelle notion dans le Code pénal, respectivement aux articles 43quater et 505 du Code Pénal.  A lire les dispositions envisagées, si la fraude visée doit toujours être grave, il n’est plus  strictement nécessaire qu’elle soit également organisée, étant toutefois entendu que le caractère organisé intervient comme facteur potentiellement qualifiant du caractère grave de la fraude.

Parce qu’une mesure se doit ainsi d’être précise et prévisible,  il a paru  nécessaire aux trois Instituts d’adresser, sans remettre en cause le caractère légitime et nécessaire de la lutte contre le blanchiment de capitaux, un courrier au Secrétaire d‘Etat CROMBEZ. Les Instituts souhaitent  obtenir l’assurance que les changements envisagés  – le recours à la notion de fraude fiscale grave, organisée ou non – n’affectera pas le caractère accessoire des indicateurs énoncés par l’AR du 3 juin 2003 dont la CTIF précise, dans sa note d’information du 8 mars 2010 qu’il s’agit « d’instruments complémentaires pour détecter une fraude fiscale grave et organisée ».

Par cette intervention, les représentants des professionnels du chiffre étendent démontrer leur implication dans la recherche de textes clairs, de manière à faciliter leur application.

 

N’est-ce pas là  un retour à l’esprit de 1962 ?



[1] Cour de justice, 5 juillet 2012, C-318/10, SIAT

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