La fraude à la loi ou le conflit entre la lettre et l’esprit de la loi fiscale

Pierre est inspecteur principal dans un centre contrôle de l’administration fiscale et souhaite introduire la théorie de la fraude à la loi en droit fiscal belge. François est conseil fiscal I.E.C. et un ardent défenseur de la voie la moins imposée. Voici ce qu’ils pourraient se dire. Si les divergences sont profondes, pourront-il se réconcilier autour d’une idée commune ?

PIERRE

Le droit fiscal belge est à la croisée des chemins.  Il me parait fondamental de revenir à une forme de civisme fiscal[1] et d’envisager une nouvelle disposition en droit fiscal visant à lutter  manière efficace contre les combinaisons juridiques qui, tout en respectant la loi à visage découvert, n’ont d’autre finalité que d’éviter l’impôt. La théorie de la fraude à la loi, qui fut injustement condamnée en 1961 à la suite de la « jurisprudence Brepols », devrait aujourd’hui être réintroduite. Une telle jurisprudence s’appuie d’ailleurs sur une conception du droit civil basée sur l’ancien Code Napoléon qui reflétait une certaine vision du droit, exclusivement libérale et individualiste, reposant notamment sur le principe de l’autonomie de la volonté et du respect absolu de la réalité juridique. Cette conception est aujourd’hui dépassée. L’intérêt général doit prévaloir. Le professeur Florence DEBOISSY relève à ce propos que  « la bienveillance du Code civil a pu paraître hypocrite, voire dangereuse eu égard aux desseins souvent frauduleux auxquels la simulation prête trop souvent ses services ».[2].

La tendance actuelle vers plus de transparence et d’éthique en matière fiscale (multiplication des « codes de conduite », émergence de la notion de « corporate gouvernance » en droit fiscal[3], influence du droit communautaire en matière de pratiques abusives) ainsi que le nécessaire affermissement du principe d’égalité devant l’impôt, doivent donner à notre droit fiscal un nouvel élan. Jean Pierre  WINANDY observe que « dans le domaine de la fiscalité, il est ressenti comme choquant que certains arrivent par des moyens détournés à se dérober à des charges fiscales que normalement les personnes placées dans la même situation fiscale doivent assumer ». [4] Le civisme fiscal doit être au cœur de nos préoccupations actuelles. Certaines constructions fiscales récentes mises en place par de grandes entreprises, notamment dans le domaine des intérêts notionnels (tel le montage « DIP »), renforcent l’idée qu’il est nécessaire, au nom d’une plus juste répartition de la charge fiscale, de contrer  les procédés « obliques » qui visent à échapper indument à l’impôt.

FRANCOIS

Je ne peux absolument pas accepter cette remise en question des principes fondateurs de notre droit fiscal. Le droit fiscal est et doit rester régi par le droit privé[5] Le respect des formes juridiques prévaudra toujours sur une quelconque réalité économique. Toute autre approche sous-tendrait l’idée d’une prétendue autonomie du droit fiscal, ce qui est contesté par une doctrine dominante[6].  Je voudrais d’emblée préciser que la théorie de fraude à la loi fiscale, que vous appelez de vos vœux, par l’arbitraire qu’elle induit,  est parfaitement contraire aux principes d’interprétation du doit fiscal. « Odiosa sunt restringenda »[7], disait-on déjà du temps des Romains. J’y reviendrai. La volonté d’échapper à l’impôt est parfaitement légitime. Cette « liberté de gestion fiscale », comme l’expriment certains auteurs français[8], trouve ses racines dans deux  grands principes : le principe de la liberté des conventions et celui de la gestion normale du patrimoine privé. L’absolue nécessité de ne jamais freiner la liberté des conventions est admirablement exprimée par le professeur VIDAL (qui a d’ailleurs inspiré les auteurs de l’arrêt Brepols que vous évoquez ») ;

« L’impôt qui frappe certains situations et certains actes n’oblige nullement le contribuable à se mettre dans des situations et à accomplir ces actes. Le contribuable reste libre de conclure ou non certains actes juridiques frappés de droits fiscaux et lorsque, pour atteindre un certain résultat, plusieurs procédés s’offrent à lui, il ne fait qu’user de la liberté des conventions et ne viole aucune obligation en choisissant le moins onéreux, même s’il n’est pas le plus naturel. »[9]. Le principe de l’évitement licite de l’impôt signifie que, par la conclusion de conventions simplement respectées et qui ne violent aucune loi  fiscale, un  contribuable, disposant de plusieurs méthodes juridiques, puisse réaliser une opération économique au moindre coût fiscal. La saine gestion du patrimoine privé constitue le second fondement puisé dans le droit civil pour justifier le principe de la liberté de la voie la moins imposée[10]. Personne n’a mieux exprimé cette idée que le professeur GOTHOT  qui assimile le comportement du contribuable soucieux de réduire l’impôt au comportement diligent d’un bon père de famille. Monsieur GOTHOT s’exprimait en ces termes «  Que penserait-on de celui qui, poursuivant un but économique quelconque commencerait par se demander comment il doit s’y prendre pour rendre exigible le plus gros impôt possible ? N’est-il pas naturel qu’il se pose la question inverse ? Et, en le faisant, ne se conduirait il pas en bon père de famille dans le sens latin du terme (paterfamilias) c’est-à-dire comme un homme diligent et soigneux » [11] On ne peut mieux s’exprimer. Que penserait mon client (qu’il soit administrateur de sociétés, ou simple particulier disposant d’un certain patrimoine), si je ne lui signalais pas une solution parfaitement avantageuse sur le plan fiscal, lorsque celle-ci peut être, en toute légalité,  mise en place ?

PIERRE

Je ne remets nullement en question le principe selon lequel tout contribuable est parfaitement libre d’administrer à sa guise sa fortune et de chercher à échapper à l’impôt en restant dans les limites de la loi fiscale. Ce qui en revanche me heurte et doit être combattu, ce sont les pratiques visant à  contourner l’esprit de la loi fiscale, tout en restant fidèles à la lettre. Pour reprendre l’expression de Monsieur Camille SCAILTEUR, un auteur ancien qu’il faudrait redécouvrir aujourd’hui, il faut empêcher la « fraude légale », c’est-à-dire cette  forme d’évasion fiscale mise en place par ceux qui utilisent des moyens qui ne sont que des expédients pour – je cite la belle  formule de l’auteur – « passer doucement par dessus la loi fiscale »[12].

La fraude à la loi (« fraus legis ») n’est pas à confondre avec la simulation qui implique l’existence d’un acte ostensible en plus d’un acte secret. La simulation suppose une certaine mise en scène, cette mise en scène cherchant à induire les tiers en erreur. [13] En d’autres termes, il y a simulation lorsqu’on fait une convention apparente dont les effets sont modifiés par une autre convention demeurée secrète[14]. La fraude à la loi repose sur une toute autre logique : agir en fraude à la loi, c’est « se servir d’un moyen irréprochable dans l’intention coupable d’évincer la loi de son domaine naturel d’application »[15]

Au fond, pour dire les choses simplement, la simulation (par la création délibérée d’une contradiction entre l’apparence et la réalité) relève de la fraude fiscale pure et simple (c’est-à-dire de la violation de la loi interprétée de manière stricte) tandis que la fraude légale relève de la violation de l’esprit et non de la lettre de loi fiscale). Le  simulateur viole la loi en en prenant garde  de cacher cette désobéissance sous une autre transaction. Le fraudeur à la loi se cramponne à une interprétation littérale de la loi fiscale mais en bafoue l’esprit et la finalité. 

FRANCOIS

Pour contrer diverses pratiques abusives commises par certains contribuables peu scrupuleux, notre législation dispose déjà d’une mesure bien connue. Instauré par une loi du 22 juillet 1993, l’article 344, § 1er du C.I.R. dispose que :« N’est pas opposable à l’administration  des contributions directes, la qualification juridique donnée par les parties à un acte ainsi qu’à des actes distincts réalisant une même opération lorsque l’administration  constate, par présomptions ou par d’autres moyens de preuve visés à l’article 340, que cette qualification a pour but d’éviter l’impôt, à moins que le contribuable ne prouve que cette qualification réponde à des besoins légitimes de caractère financier ou économique. »

Cet article a précisément pour principal objectif d’être une réaction à la théorie du choix de la voie la moins imposée et d’écarter certaines manœuvres qui ne peuvent être frappées de simulation. A quoi sert-il d’ajouter encore une nouvelle disposition ou une nouvelle théorie à notre arsenal législatif ?  Nous disposons d’une mesure générale anti-évitement de l’impôt, nos tribunaux n’hésitent  pas à sanctionner la simulation  et notre code des impôts sur les revenus compte une multitude de mesures spécifiques anti-abus (on citera notamment les articles 18, 4°, 26, 32,54, 79, 207 al.2, 203, 198, 11° par exemple) dont certaines créent des présomptions d’évasion fiscale.  Si de nouvelles manœuvres trop audacieuses viennent à se multiplier dans un domaine bien particulier, il me parait plus sage de rédiger une nouvelle disposition législative pour la combattre,  plutôt que d’envisager la théorie de la fraude à la loi, source d’imprécision et donc d’insécurité juridique.

PIERRE

Dois-je vous rappeler le peu de succès que connaît l’article 344 §1er du C.I.R. ? Les juridictions ne  cessent de rappeler qu’une requalification par l’administration fiscale, sur le fondement de l’article 344 §1er du C.I.R.,  suppose qu’un acte puisse être qualifié de deux manières différentes en respectant la même réalité juridique. Appelés à se prononcer sur des opérations de  rachats d’actions propres, de baux suivis de sous-locations ou de « structures usufruit », la plupart de nos tribunaux ont conclu à l’inapplicabilité de l’article 344 §1er du C.I.R. Ce qui est au fond parfaitement logique puisque la disposition portait en elle les germes de son inefficience.

Les cas de requalifications par le fisc d’actes juridiques en actes produisant des effets juridiques identiques (voire similaires) sont extrêmement rares. Jean-Pierre BOURS n’a pas hésité pas à écrire : « L’article 344, § 1er C.I.R. fait, depuis l’arrêt de la Haute Cour du 4 novembre 2005 (arrêt en matière de rachat d’actions propres), son entrée dans le cimetière des textes “morts quoique subsistant encore dans le corpus des dispositions en vigueur”, ceci aux côtés des articles 90, 9° ou 364bis C.I.R., entre autres ? On peut le penser et on l’espère. Il est en effet bien difficile à l’avenir d’imaginer des hypothèses dans lesquelles l’administration pourrait requalifier un acte pour mieux le taxer, tout en respectant ses conséquences juridiques, ceci sans faire le détour par l’action en déclaration de simulation »[16]. Les conditions qui furent posées en 1993  par le législateur à l’application de l’article 344 §1er du C.I.R. semblaient dès l’origine propices à cet échec, ce que la jurisprudence n’a fait que confirmer au fil des années.

L’article 344 §1er du C.I.R. est sans effet à l’égard des simples faits matériels ou à des comportements et n’autorise pas l’administration à faire abstraction de l’acte lui-même mais seulement de la qualification juridique que les parties lui ont donnée[17]. Seule la théorie de la fraude à la loi, c’est-à-dire celle qui permet de rechercher la réelle intention du législateur qui a conçu et écrit la norme de droit fiscal, et donc d’appliquer à l’opération accomplie la disposition éludée, permet d’atteindre les artifices créés grâce à l’ingénierie fiscale. Car ces artifices, s’ils respectent la légalité ne visent rien moins qu’à éluder l’impôt, en détournant une disposition fiscale de sa portée et de sa finalité. Je ne nie pas qu’une telle méthode, non  circonscrite dans un cadre bien défini, et laissée entre les mains de certains agents du fisc trop zélés, présente quelque risque de dérive. Mais c’est le prix à payer contre les abus actuels.  Vous évoquez aussi la nécessité de voter une loi nouvelle chaque fois qu’un comportement fiscal inadéquat est constaté.

La  multiplication des mesures législatives n’est-elle pas précisément  de nature à freiner la liberté de gestion fiscale que vous défendez par-dessus tout ? Songez à ces lignes admirables écrites en 1953  par cet auteur clairvoyant : «  Le rejet de notion de fraude à la loi présente les plus grands inconvénients sur le plan pratique pour les contribuables eux-mêmes. Mise en présence des ces « habiles » applications de la loi, et devant le refus de la jurisprudence d’en assurer la sanction, l’administration n’hésite pas recourir à la voie  législative toutes les fois où une fissure se révélait dans la digue fiscale. De là, toutes ces dispositions fiscales, édictant en particulier des présomptions irréfragables qui bouleversent parfois les principes du droit commun. C’est dans la multiplication de telles présomptions, bien plutôt que dans la franche admission en droit fiscal de la fraude à la loi que se révèle pour les particuliers, ce danger d’oppression fiscale que paraissent craindre certains »[18].

J’ajouterais enfin que l’application de la théorie de la fraude à la loi en droit fiscal permettrait d’éviter un phénomène dangereux que l’on peut qualifier de « forçage de la notion de simulation  » constatée dans la jurisprudence fiscale belge. Au lieu d’examiner simplement l’existence d’une convention demeurée secrète, c’est-à-dire d’examiner le critère de la simulation sur une base objective, de nombreux tribunaux glissent (à tort selon moi)  vers une interprétation subjective de la simulation (basée sur les intentions des parties).[19] Prenons un exemple simple : un contribuable apporte un immeuble à une société constituée pour la cause, puis cède, peu de temps après, les actions de la société où est logé l’immeuble.  En l’absence de toute contre-lettre, il n’y pas nulle place pour une simulation. Certains juges préféreront toutefois sonder l’intention des parties (estimant qu’il y a une volonté de vendre un immeuble au lieu de vendre des actions, qu’il n’y a pas d’affectio societatis, etc.) pour conclure à l’existence d’une opération simulée. Cette interprétation de plus en plus élargie, de plus en plus forcée, de la notion de simulation démontre la nécessité de  disposer en droit fiscal belge d’un nouvel outil  pour lutter contre certaines pratiques inacceptables.

FRANCOIS

En tant que conseil fiscal et, même en tant simple contribuable, je suis totalement opposé à l’instauration de la fraude à la loi en droit fiscal belge, pour de multiples raisons. Je rappelle d’abord qu’il n’est nullement interdit de choisir, parmi plusieurs procédés, celui qui permet d’aboutir au résultat souhaité de la manière la moins onéreuse. Thierry AFSCHRIFT relève, à propos de la fraude à la loi, que « si l’on y voit un principe général du droit (« fraus omnia corrumptit ») applicable comme règle générale autonome, il faut alors constater qu’un des éléments requis, l’existence d’une règle obligatoire, pour l’application de ce principe, fait toujours défaut pour les lois d’impôts ».[20]

Le principe du libre choix de la voie la moins imposé doit précisément permettre de réaliser des contournements de la loi fiscale. Au-delà de cet argument de principe, je voudrais citer les autres raisons de mon refus de la fraude à la loi en matière fiscale. Il y a tout d’abord le principe d’interprétation stricte de la loi. Chaque fois qu’un conflit s’oppose entre la lettre et l’esprit de la loi, ce conflit doit être résolu en faveur de la lettre. La jurisprudence ne cesse de rappeler que toute forme d’interprétation par analogie doit être écartée en droit fiscal. Ni le juge, ni l’agent taxateur ne sont là pour combler les lacunes de la loi fiscale.

Comme l’écrit Monsieur WINANDY, « il nous parait que l’on puisse ici recourir aux principes constitutionnels, en premier lieu le principe de la légalité de l’impôt qui commande de se tenir le plus près possible du dictum du législateur (..) En plus,  le principe de l’interprétation stricte peut encore se réclamer du principe d’égalité devant l’impôt ; une interprétation stricte garantit mieux l’égalité devant l’impôt que toute interprétation téléologique[21], voire toute interprétation analogique « [22]. La théorie de la fraude à la loi est d’ailleurs totalement rejetée dans un domaine tout aussi sensible que le droit fiscal, à savoir le droit pénal. Cette matière, par nature restrictive de la liberté, exclut qu’il y ait le moindre espace pour une interprétation extensive de la loi.

La théorie de la fraude à loi manque également de précision : comment déterminer avec exactitude l’intention du législateur ?  En offrant au fonctionnaire le loisir de contester une opération qu’il jugerait conclue en fraude à l’esprit de la loi fiscale, on ouvre le champ à une « dérive chamanique » (selon l’expression du professeur JAILLET) visant à sonder la  prétendue volonté du législateur. Comment déterminer l’objectif clairement affiché par l’auteur d’une loi, a fortiori si celle-ci a été conçue il y a des lustres. Je refuse qu’on laisse l’administration interroger l’esprit du législateur au moyen de vagues présomptions ou de suppositions hasardeuses Respect du principe de légalité, libre choix de la voie la moins imposée, difficulté de trouver un critère adéquat pour sonder l’intention du législateur, liberté des conventions, tels sont les arguments qu’il convient d’opposer à cette théorie.

PIERRE

Vous évoquez ces principes comme s’ils étaient universels. Qu’il me soit permis de vous dire à quel point notre droit fiscal belge est une exception, je dirais même un îlot fiscal, si l’on, examine la situation de nos pays voisins.  Aux Pays-Bas, la Cour de Cassation (Hoge Raad) a développé, pour lutter contre certaines parties abusives, la notion de « fraus legis » qui est applicable à l’ensemble des impôts. En France, grâce à une extension prétorienne de l’article 64 du Code de procédure fiscale, l’administration est désormais en droit « d’écarter comme ne lui étant pas opposable certains actes passés par un contribuable dès lors que ces actes , mêmes s’ils n’ont pas un caractère fictif, n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales  que l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles.» La fraude à la loi est devenue ainsi en France un second critère à côté de la simulation.

En droit allemand, la notion de fraude à la loi est également consacrée par un texte de loi (article 42 du code d’administration fiscale (Abgabenordnung) qui dispose que « par l’abus des possibilités de construction du droit, la loi fiscale ne peut être détournée ». Le droit fiscal espagnol contient une disposition analogue permettant de lutter contre l’abus de droit, et ce depuis 1964 (article 24 du Code général des impôts (Ley General Tributia). Mais l’apport le plus important est me semble-t-il l’influence croissante de la jurisprudence de la Cour de justice européenne (CJE) en matière de lutte contre les pratiques abusives. La Cour de justice européenne considère que toute personne ou toute société qui se trouve dans une situation normalement couverte par le droit communautaire peut perdre les droits dont elle jouit au titre de la législation communautaire si elle cherche à en abuser.

FRANCOIS

Sur l’importance de la jurisprudence européenne, et la nécessité de respecter  les principes en matière de lutte contre les pratiques abusives, je peux vous rejoindre. Dans la jurisprudence concernant la fiscalité directe, la CJE juge que la nécessité de prévenir des abus et l’évasion fiscale constitue une raison impérieuse d’intérêt général de nature à justifier une restriction des libertés fondamentales.  L’évasion fiscale se limite toutefois aux « montages purement artificiels dont le but est d’échapper à l’emprise de la législation fiscale » d’un Etat membre concerné[23].  En d’autres termes, les règles nationales anti-abus doivent être proportionnées et avoir pour seul objet de faire obstacle aux « montages purement artificiels »[24].

Dans la jurisprudence concernant la fiscalité indirecte, il y a pratique abusive lorsqu’en dépit du respect formel des conditions fixées par le droit communautaire applicables, le contribuable contrevient aux objectifs des dispositions du droit communautaire et cherche à obtenir un avantage aboutissant à créer artificiellement les conditions de l’obtention de cet avantage[25]. C’est notamment à propos des restitutions et déductions TVA que la CJCE applique le plus souvent ces principes. Dans divers arrêts, la CJE a indiqué clairement que certains facteurs ne suffisent pas à constituer, à eux seuls, un montage abusif ou artificiel. Dans l’affaire ICI (C-264/96), la CJE a statué (point 69) que « le seul fait d’être filiale établie dans un autre Etat membre  ne saurait fonder en soit une présomption d’évasion fiscale ». L’argument présenté par l’Etat membre selon lequel les activités de l’établissement secondaire implanté dans un autre Etat membre pouvaient tout aussi bien être exercées par une société à partir du territoire de son Etat membre n’a pas été jugé fondé par la CJE et ne permet pas de conclure qu’il y a un montage artificiel. Dans le célèbre arrêt Cadbury  Schweppes (C-196/04), la CJE confirme de manière expresse que l’objectif visant à minimiser la charge fiscale constitue une démarche commerciale valide pour autant que les mesures prises à cette fin ne conduisent pas à des transferts artificiels de profits.

Il se dégage de la lecture de différents arrêts que la détection d’un montage artificiel requiert l’accomplissement de deux conditions : une condition subjective que l’on peut définir comme l’intention d’obtenir un avantage fiscal et une condition objective, à savoir l’existence de facteurs objectifs attestant, qu’en dépit du respect formel des dispositions communautaires, il n’y a aucune réalité économique (et vérifiable par des tiers) derrière le montage accompli. Il en est ainsi, par exemple, si l’on ne peut déceler aucune activité effective  exercée par une société sur le territoire de l’Etat membre qui a accueilli la filiale de cette société. Parmi les aspects objectifs à prendre en considération pour apprécier cette seconde condition, on peut citer la localisation effective des structures de gestion ou la présence physique de l’implantation (locaux, personnel, équipement)[26].

Toutefois, la jurisprudence communautaire rappelle que la charge de la preuve ne peut peser exclusivement sur le contribuable. Seule une approche au cas par cas permet de déterminer dans quelle mesure c’est au  contribuable qu’il incombe d’apporter la preuve de toute justification économique du montage concerné. A mon sens, notre droit fiscal belge pourrait éventuellement s’enrichir d’une mesure, inspirée de la jurisprudence européen, à condition que celle-ci soit exclusivement limité à lutter contre les montages purement artificiels c’est-à dire dénuée de toute substance. Mais cela ne doit en aucun cas nous conduire à glisser vers une disposition analogue aux dispositions de nos pays voisins en matière de fraude à la loi, dont le succès et l’efficacité n’ont, à ce jour, pas été démontrées.

PIERRE

Même si nos divergences demeurent importantes, je suis heureux que nous ayons pu trouver, avec cette nécessaire inflexion de la jurisprudence communautaire et sa conception originale de l’abus de droit, un socle commun. L’intégration en droit fiscal belge de la notion communautaire d’abus de droit, riche de ces deux éléments constitutifs que vous avez suffisamment décrits,  me semble une étape nécessaire pour lutter contre l’évasion fiscale sous toutes ses formes.

FRANCOIS

Une étape nécessaire et suffisante, à mon avis.


 

[1] Lors d’une célèbre conférence rendue le 7 janvier 1991, Philippe MAYSTADT, Ministre des Finances,  s’exprimait, quelque peu désabusé, en ces termes : «  A des hommes et des femmes de qualité, bien formés dans nos écoles et nos universités, autrement dit grâce au produit de l’impôt, on demande, dans certaines sociétés commerciales ou industrielles, de consacrer l’essentiel de leur intelligence et de leur imagination à des constructions de plus en plus sophistiquées, n’ayant d’autre but que d’éluder l’impôt c’est-à- dire de diminuer les ressources qui doivent pourtant permettre à notre collectivité de réaliser ses objectifs. » Ph. MAYSTADT, Pour un civisme fiscal, Exposé aux Grandes Rencontres Catholiques, du 7 janvier 1991, J.D.F. 1991, p.15.

[2] F. DEBOISSY, « La simulation en droit fiscal », éd.  L.G.D.J., 1997, p.3

[3] Lire à ce propos « Taxation and corporate governance », Mihir Desai, Conférence donné au Max Planck Institute à Munci en décembre 2006

[4] J-P WINANDY, « L’abus de droit et la simulation en droit fiscal luxembourgeois », Publications de l’Université de Luxembourg, 2004, p.12.

[5] Comme l’écrit Daniel GARABEDIAN, « les concepts utilisés dans la loi fiscale doivent recevoir le sens qu’ils ont en droit privé et les conventions conclues par le contribuable doivent être qualifiées conformément au droit privé » (D. GARABEDIAN, Forme et substance en droit fiscal belge, J.D.F. 2003, p.195

[6] Voir à ce propos, M COZIAN, « Propos désobligeants sur une « tarte à la crème »: l’autonomie et le réalisme du droit fiscal, Droit fiscal, 1980, n° 41, p.1054 et suivantes.

[7] Les lois odieuses (c’est-à-dire privatives de liberté ou restrictives du droit de propriété, telles les lois pénales ou fiscales) doivent  être interprétées de manière stricte.

[8] Expression issue de l’ouvrage de Charles Robbez Masson, « La notion d’évasion fiscale en droit interne français », 1989, éd. L.G.D.J. p.135

[9] VIDAL, « Théorie générale de la fraude », édition Dalloz, 1957, p.11

[10] « Le souci de payer le moins d’impôts possibles est une préoccupation, sinon louable, du moins parfaitement avouable du bon père de famille » Untermaier, Déqualification et requalification en  droit fiscal, p.183

[11] V. GOTHOT, Conférence reproduite dans « problèmes fiscaux d’aujourd’hui », Bruxelles, Rép. fiscal, 1962, p.94

[12] C. SCAILTEUR, «  La fraude légale », Rec. Gén. Enr. Not. , n° 9535, p.288

[13] F. DEBOISSY, op. cit. p39

[14] PLANIOL et RIPERT, « Traité pratique  de droit civil français », T.VI ; p.428.

[15] LIGEROPOULO, « Le problème de la fraude à la loi », Typographie et Lithographie Ant. Ged. Marseille, 1928,  p.74

[16] J.-P. Bours, « Une solide mise au point par la Cour de cassation », www.fiscalnetfr.be, hebdo du 7 janvier 2006.

 

[17] Doc. Parl., Chambre,1992-1993, n°1072/8, p .9

[18] Georges MORANGE, « L’interprétation des lois fiscales, RSLF, 1951,  p.652

[19] Phénomène déjà observé par Thomas DELAHAYE, dans son ouvrage «  Le choix de la voie la moins imposée- Etude de droit fiscal comparé, Bruylant, 1977, p.50.

[20] T. AFSCHRIFT, «  L’évitement licite de l’impôt et la réalité juridique », p.81

[21] Interprétation basée sur l’examen de la finalité de loi

[22] Pour contrer cet argument, Camille SCAILTEUR défendait l’idée suivante : « La théorie de la fraude à   la loi ne prend nullement appui sur une interprétation analogique du texte qui est destinée à étendre la portée de la loi. Elle tend seulement à imposer des opérations qui se sont pas comprises dans les termes de la loi ni même- contrairement à ce qu’on a crû- à baser l’exigibilité de l’impôt su la seule intention du contribuable. Elle tend tout simplement à annuler ou du moins rendre inopérants les actes qui manifestent une telle intention dans l’emploi de procédés obliques ou de formes inusitées pour éviter l’impôt. Assi, l’interprétation stricte des lois fiscales, loin de s’opposer à l’admission de la fraude à la loi, ne fait que la justifier davantage, puisqu’elle constitue le seul moyen d’atteindre ceux qui se rebellent contre la  loi, ourdissent un complot contre elle, violent son esprit sous couvert d’observer la lettre. C. SCAILTEUR, op. cit., p.188-189

[23] C.J.C.E., 16 juillet 1998, ICI, Aff. C 264/96 Recueil p.I – 4695

[24] C.J.CE., 12 septembre 2006, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, aff. C-196/04, Recueil, p.,  7995

[25] C.J.C.E. , 14 décembre 2000, Emsland-Stärke, aff. C-110/99, Recueil, p.I-11569 ; C.J.C.E., 21 février 2006, Halifax, aff. C255/02, Recueil, p.I-1609.

[26] Selon le professeur Vanistendael, commentant l’arrêt Cadbury Schweppes, “The second condition to evaluate the existence of abuse is most crucial. When the objective factors are indeed indicating that there is non genuine economic activity in the territory of the Host Member State, the CFC must be considered as a wholly artificial arrangement tantamount to an abuse against which the home state is justified to take action. ”  (F. Vanistendael,, “ Halifax and Cadbury Schweppes : one single European theory of abuse in tax law ?, in EC Tax Review, 2006-4, p .194).

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