Location de patientèle à une société médicale : Quand la Cour de cassation offre une nouvelle arme (contestable) à l’administration …

1. Introduction. – La question de la qualification des revenus issus de la location d’une clientèle, d’une patientèle ou d’un fonds de commerce est bien connue.

La situation est généralement la suivante : un médecin indépendant exerçant son activité depuis plusieurs années décide de créer une société et de lui concéder son droit d’exploitation de sa clientèle. Il conclut avec cette société dont il est unique souscripteur et détenteur du capital, un contrat aux termes duquel la société s’engage à lui verser une redevance en contrepartie de l’exploitation de sa clientèle et du savoir-faire que ce dernier a acquis par l’exercice de sa profession.

La location d’une patientèle est  un montage intéressant au point de vue fiscal car il  permet de transformer en revenus mobiliers des revenus professionnels.

Mais pour qu’il en soit ainsi, encore faut-il que le montage soit bien réalisé, les risques de requalification de l’opération par l’administration étant évidents, car la jurisprudence est souvent favorable au fisc.

Sans évoquer dans ce cadre la désormais possible application dans ce contexte du nouvel article 344 §1er du CIR par le fisc (abus fiscal), il nous parait pertinent d’exposer les divers procédés utilisés par le fisc pour remettre en cause ce genre d’opérations.

Nous ne manquerons pas aussi  de commenter un tout récent arrêt de la Cour de cassation (arrêt du 19 janvier 2012, aff. 1203/0009) qui  développe une toute nouvelle argumentation qui risque bien d’inspirer à l’avenir certains agents taxateurs.

2. L’arrêt du 2 décembre 2004 de la Cour de cassation. La question avait été  posée à la Cour de cassation il y a quelques années : une redevance indemnisant  la  concession du droit d’exploiter une clientèle est-elle un revenu mobilier ou un revenu professionnel ?

Dans l’arrêt prononcé le 2 décembre 2004[1], la Cour se range derrière la thèse qu’une telle redevance constitue un revenu d’associé actif au sens de l’article 30, 2° et 3° du C.I.R., étant donné qu’il s’agit de revenus réalisés par une personne physique dans le cadre d’une société où elle possède la qualité d’associé.

Selon la Cour, le médecin cédant continue à exercer une fonction d’associé actif dans cette société qu’il avait constituée. Le caractère de revenu mobilier ne peut pas être défendu étant donné que cette redevance constitue le produit de l’activité professionnelle du cédant en sa qualité d’associé actif de ladite société.

Les demandeurs avaient invoqué en conclusions que les revenus de la concession d’une clientèle sont – a priori – des revenus mobiliers au sens de l’article 17, 3°, du Code des impôts sur les revenus 1992.

Cette disposition prévoit en effet que les revenus de la « concession de tous biens mobiliers » sont des revenus mobiliers.

La Cour de Cassation constate cependant que le demandeur avait continué à exercer l’art de guérir dans le cadre de sa S.P.R.L., qui lui versait périodiquement des redevances, et que, « par l’activité exclusive, effective et permanente qui était la sienne au sein de la société qu’il a constituée et dont il est le gérant ainsi que l’unique souscripteur et détenteur du capital, il est bien un associé actif de la “SPRL ”, puisqu’il participe de manière essentielle et nécessaire à l’activité économique de ladite société et à sa prospérité ».

Elle considère que lesdites redevances « représentent des revenus professionnels qui rémunèrent l’activité médicale du (demandeur) au profit de la société ».

3. L’article 32 du CIR et le principe d’attraction.-  Le régime fiscal des rémunérations des dirigeants d’entreprise est régi par un grand principe : le principe d’attraction.

Ce principe implique que toutes les sommes et tous les avantages payés ou attribués par une société à des administrateurs, gérants liquidateurs, etc. sont considérés fiscalement comme des rémunérations de dirigeants d’entreprise, quand bien même de telles sommes ou de tels avantages rémunéreraient d’autres tâches.

Dans cette affaire soumise dont eut à connaitre le tribunal de première instance de Mons [2], un  médecin avait constitué une société professionnelle et, au lieu de lui céder sa patientèle, l’avait donnée en location à sa société, réclamant un loyer exorbitant.

Le tribunal a  considéré que les revenus locatifs déclarés par le médecin devaient être requalifiés en revenus professionnels de dirigeant d’entreprise.

Le médecin avait pourtant invoqué le libre choix de la voie fiscale la moins imposée, mais le tribunal a tiré argument de la comparaison des revenus professionnels du médecin à l’époque où il exerçait sa profession en personne physique avec ceux qu’ils déclaraient encore comme dirigeant de sa société professionnelle, pour constater que sa seule intention avait été de transformer des revenus professionnels en revenus mobiliers, et que deux personnes indépendantes n’auraient pu aboutir à un contrat identique.

La juge en a déduit que de tels  revenus devaient en vertu du principe d’attraction être qualifiés de revenus de dirigeant d’entreprise.

4. Bail de clientèle et simulation. – Une convention de location clientèle peut aussi être disqualifiée en revenus professionnels car elle est simulée.

Ce cas d’espèce[3], soumis au tribunal de première instance de Mons illustre cette autre arme possibilité offerte au fisc : dans cette affaire, une dame, exerce la profession d’infirmière à domicile et dans des maisons de repos depuis le 1er août 1994.

Le 19 juin 1997, elle décide de constituer sa  S.P.R.L.U. dont l’objet social est la dispensation  de soins de santé. Par une convention établie peu après, l’infirmière-associée donne sa patientèle en location à ladite société pour une durée de cinq ans moyennant le paiement d’une redevance annuelle de 10 % du chiffre d’affaires généré par l’objet loué.

La convention est assortie d’une option d’achat en faveur de la société à l’issue du cinquième anniversaire de la convention, la société pourra alors acquérir les actifs corporels et incorporels pour un prix de 2.000.000 anciens francs belges.

En juin 2000, l’administration adresse un avis de rectification reprenant la somme perçue pour la location de la patientèle s’élevant à  6.333,51 EUR en tant que rémunérations de dirigeant d’entreprise

Selon le tribunal qui suit la thèse du fisc, le tribunal observe que la convention stipule que «la SPRLU  bénéficiera des profits générés par l’activité de  l’associée pendant une période de cinq ans à dater des présentes»;

Nonobstant cette convention, l’infirmière a conservé personnellement l’usage et la jouissance de sa clientèle, note le juge, qui en déduit que la convention de location est par conséquent, totalement simulée.

Les redevances payées à la demanderesse représentent en outre un pourcentage important, de l’ordre de 30 %, de ses rémunérations de dirigeante d’entreprise;

Le tribunal relève que, lorsque l’infirmière était indépendante, ses recettes oscillaient entre 65.000 et 80.000 EUR, alors que, suite au passage en société, ces revenus ont été réduits de manière substantielle.

La conclusion est sans appel : les loyers payés pour la location de la patientèle représentent en réalité la rémunération du travail de l’infirmière au profit de la société et doivent, par conséquent, être considérés et imposés comme des revenus professionnels.

5. Nullité de la convention de location à défaut.-  On ne peut également passer sous silence ce jugement original du tribunal de première instance de Liège, daté du 11 octobre 2007[4], qui s’est prononcé sur une convention d’exploitation de clientèle médicale et une location de patientèle.

Les faits étaient les suivants : deux médecins spécialistes et travaillant en hôpital décident de constituer une S.P.R.L. Chacun des médecins rédige ensuite une convention par laquelle ils cèdent à la S.P.R.L. le droit d’exploiter la patientèle des hôpitaux pour un prix de 54.500 EUR pour le premier médecin et 44.600 EUR pour le second.

Le second médecin donne en outre en location à sa société sa clientèle privée.

Les deux médecins décident enfin de renoncer à exercer toute activité en nom propre et pour leur compte propre.

Dans leurs déclarations fiscales, les deux médecins mentionnent les sommes perçues par la S.P.R.L. dans la rubrique des revenus mobiliers.

Comme on pouvait s’y attendre, l’administration n’accepte pas cette qualification fiscale et considère que, dans la mesure où les avoirs sont affectés à des fins professionnelles, les revenus mobiliers sont en réalité des revenus professionnels. Elle en déduit que les revenus sont des profits visés à l’article 23, 2° du C.I.R.

Les requérants invoquent en réponse l’absence de simulation : les conventions sont correctement qualifiées sur le plan fiscal et civil et ne sont nullement fictives.

Le tribunal admet l’absence de simulation et ne nie pas le respect des conséquences juridiques des conventions.

Mais, et c’est là l’originalité de la décision, le tribunal constate « qu’à l’examen des conventions, celles-ci contiennent des erreurs de droit telles qu’elles sont dépourvues du moindre objet ». Pour le tribunal, une clientèle n’est pas susceptible d’appropriation. Car l’on se situe dans le cadre d’« un résultat d’une bonne gestion du fonds de commerce sans en être un élément constitutif, ce dernier étant défini à partir d’éléments utiles à l’organisation ou à l’exploitation d’un établissement et de nature à attirer la clientèle ».

En conséquence, conclut  le juge, les conventions litigieuses ne sont peut-être pas simulées mais « elles sont nulles, à défaut d’objet et ce, en application des articles 1108, 1126, 1128 et 1598 du Code civil ». Il s’ensuit que les revenus tirés de l’exploitation de la patientèle et de sa location ne sont pas des revenus mobiliers mais « la rémunération de l’activité médicale exercée par les médecins au profit de la S.P.R.L. ». Il s’agit de revenus d’associés actifs.

6. L’arrêt du 9 janvier 2012 rendu par la Cour de cassation[5].-  Ecartant  la théorie du principe d’attraction ou encore celle d’une impossible location de clientèle, la Cour de cassation choisit ici un autre angle pour considérer que des redevances de location de patientèle ne peuvent être qualifiées que de revenus professionnels.

 

Les faits de l’espèce concernaient une fois encore un médecin percevant de sa société une somme (de 4.200 EUR par mois) au titre de location de patientèle.

 

La Cour d’appel de Gand, dont l’arrêt[6] fut l’objet du présent pourvoi en cassation, avait considéré que la convention de location était simulée car ce n’était pas la société mais le médecin qui traitait les patients. La cour d’appel avait aussi estimé qu’une clientèle ne pouvait être donnée en location car les patients sont toujours libres de s’adresser à un autre médecin.  Le médecin contesta vivement cette thèse.

 

De telles appréciations étant purement factuelles, la Cour de cassation n’y a pas eu égard, celle-ci ne pouvant se prononcer que sur des questions de droit et non de fait.

 

La Cour vient néanmoins conforter le point de vue du juge d’appel et conclut à la fictivité d’une convention de location de patientèle par un autre  détour.

 

Elle énonce en effet que « l’article 2, § 1er,  de l’arrêté royal n° 78 du 10 novembre 1967 relatif à l’exercice de l’art de guérir, de l’art infirmier, des professions paramédicales et aux commissions médicales dispose que nul ne peut exercer l’art médical s’il n’est porteur du diplôme légal de docteur en médecine, chirurgie et accouchements ».

 

En raison de cette interdiction légale, la location du droit d’exploiter une clientèle médicale est fictive, selon la Cour suprême, car la société médicale n’est pas titulaire d’un tel diplôme.

 

Comme seul un médecin diplômé peut exercer l’art de guérir, une convention de location de patientèle n’a nulle raison d’être.

 

7. Analyse et conclusion. Au-delà du fait que cet arrêt  de la Cour de cassation constitue une énième décision défavorable pour les contribuables médecins et offre un  argument supplémentaire au contrôleur, il nous parait que cette récente  position a de quoi inquiéter car elle  marque un évident retour en arrière.

 

On se souviendra que, dans les années 90, de nombreux médecins qui avaient choisi de se mettre en société, furent  sérieusement malmenés par l’administration fiscale, leur  déniant le droit de recourir à une société médicale au motif qu’une société ne peut exercer l’art médical et donc examiner des patients.

 

A l’époque, l’argument de la simulation fut invoqué  allègrement par de nombreux taxateurs cherchant à transformer des bénéfices réalisés par une telle société en de simples profits soumis à l’impôt des personnes physiques.

 

C’est oublier un peu vite qu’une société ne pose jamais d’acte elle-même mais le fait par le biais de ses organes, en l’occurrence les gérants-médecins.

 

Si un gérant a les qualifications pour exercer l’art de guérir, il ne peut être question de remettre en cause une structure sociétale/sociétaire.

 

Face à cette évidence, l’administration avait d’ailleurs finir par s’incliner en publiant en 1993 une circulaire[7] qui admettait clairement la possibilité pour une société médicale d’exercer l’art de guérir.

 

La Cour de cassation, dans cet arrêt du 19 janvier 2012, semble ne pas prendrai en considération cette circulaire et ces principes de droit des sociétés et nous replonge, de manière fort surprenante, à une époque que nous pensions révolue.

 

Cet arrêt ouvre  par ailleurs la boîte de Pandore de la légitimité fiscale de l’exercice d’une  profession libérale par le biais d’une  société civile à forme commerciale.

 

A l’heure où les contours de la nouvelle mesure anti-abus  récemment votée ne sont pas encore parfaitement définis (c’est le moins qu’on puisse dire !), à l’heure où toute économie fiscale est entachée du sceau de la suspicion, était-il opportun de la part des éminents juges de la Cour de cassation de déployer pareille argumentation ?

 

Nous nous permettons d’en douter.

 

La  présente chronique  a pu, nous l’espérons, démontrer que l’administration dispose d’un arsenal de moyens suffisamment large pour contester la nature de revenus mobiliers pour des revenus de la location de clientèle soient des revenus mobiliers.

 

Un fonctionnaire, même moyennement zélé, n’a que l’embarras du choix.

 

Etait-il vraiment nécessaire que la Cour suprême  développe et ajoute cette nouvelle théorie à une liste déjà longue ?

 

Il nous semble qu’il serait vraiment souhaitable que, sur cette problématique,  nos cours et tribunaux restent sur le seul terrain d’une argumentation  fiscale (à l’exclusion  d’arguments d’ordre déontologique ou professionnel), afin d’éviter à tout prix le risque de dérives inacceptables ou d’extrapolations malencontreuses.



[1] Cass., 2 décembre 2004, F.J.F., 2005, liv. 5.

[2] Disponible sur fiscalnetfr.be

[3] Trib.  Mons, 24 janvier 2008, FJF 2009/242

[4] Disponible sur fiscalnetfr.be

[5] Cass.19 janvier 2012 (1203/009), disponible sur www.cass.be

[6] Gand, 6 septembre 2011, Fisc. Act., 2011 ; 33/1

[7][7] Circulaire du 31 décembre 1993 CI. RH 862/430

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